Chaque matin, Nassim ouvre son application de paris avant même de prendre son café. Les cotes s’affichent, alignées comme des promesses chiffrées. Les statistiques défilent sur son écran, froides et précises, mais derrière ces pourcentages demeure toujours une incertitude. «Je regarde les offres du jour, j’essaie de voir les matchs intéressants», raconte-t-il. Le cœur s’emballe déjà: ce soir, son équipe favorite joue en Ligue des champions. Le rituel est devenu presque machinal, comme d’autres allumeraient une cigarette. La journée commence ainsi, par une projection, un calcul, mais surtout une attente fébrile.
Hicham, lui, connaît cette sensation sur un autre registre. Cadre supérieur, costume impeccable, réunions qui s’enchaînent, il est l’image de la maîtrise et de la rationalité. Pourtant, chaque midi, il s’autorise un détour discret: ouvrir son téléphone et scruter les cotes du jour. «Je vérifie les blessures, les suspensions, les avis d’experts. Parfois même, j’ai mes petites superstitions.» Sa voix se veut détachée, presque professionnelle, comme s’il parlait d’un dossier de travail. Mais dans ses yeux perce une étincelle. Le calcul, la stratégie, la préparation ne sont qu’une façade. Car derrière, l’attente reste la même: celle du hasard, celle de l’instant où tout peut basculer.
Même Youssef n’y a pas échappé. Plus jeune, moins flamboyant, il n’a pas les moyens d’Hicham ni même ceux de Nassim. Pourtant, lui aussi se souvient du moment où il a franchi le pas. «Vingt dirhams sur la Ligue des champions. J’ai gagné une petite somme et je me suis dit: pourquoi ne pas recommencer?» Ce n’était presque rien, une mise dérisoire, mais le sentiment d’avoir battu le système, d’avoir deviné ce que d’autres n’avaient pas vu, était grisant. Et pour lui, ce goût-là ne s’oublie pas.
Quand le jeu devient une habitude
Au départ, tout paraît anodin. Un pari par-ci, un petit ticket par-là. Nassim se rappelle: «Au début, je ne jouais qu’une fois par semaine. Puis, avec les grands matchs, c’est devenu plus fréquent.» Petit à petit, le jeu s’installe, glisse entre les failles du quotidien et occupe l’espace. Les notifications de l’application deviennent un rendez-vous, les analyses de matchs remplacent les lectures du matin, et bientôt, la question n’est plus «est-ce que je vais parier?» mais «sur quel match vais-je parier?».
Pour Youssef aussi, la mécanique s’est enclenchée sans qu’il s’en aperçoive. Une fois tous les quatre ou cinq jours, puis plus souvent. Pas de grosses mises, rarement au-delà de 200 dirhams, mais assez pour créer une tension, un petit vertige. «On se dit toujours que la prochaine sera la bonne», soupire-t-il. Le cycle est cruel: une petite victoire entretient l’espoir, une grosse perte nourrit le besoin de se refaire.
Chez Hicham, la progression a été fulgurante. «Entre 200 et 1.000 dirhams par pari, parfois jusqu’à 10.000. Ça peut représenter 4.000 dirhams par semaine.» Des sommes qui, pour lui, s’inscrivent dans un budget, presque comme une dépense de loisir. Mais derrière cette rationalisation se cache une vérité plus sombre: la ligne rouge est franchie sans même s’en rendre compte. L’excitation d’hier devient la routine d’aujourd’hui et le jeu s’incruste, jour après jour, dans chaque interstice de la vie.
L’ivresse et la gueule de bois
Tous décrivent la même montée, la même chute. Avant le match, le corps entier se tend. Le cerveau calcule, l’imagination s’emballe. On imagine déjà l’argent gagné, les projets qu’il financera, le soulagement de voir la balance repasser au vert. «Avant le pari, je ressens toujours une grande excitation», confie Nassim. Le match n’a pas encore commencé que le frisson est déjà là.
Puis vient l’instant du direct. L’écran s’anime, chaque action pèse une fortune. Un tir au but devient une menace, un arrêt du gardien une délivrance. «Pendant, c’est du suspense à chaque seconde», poursuit Nassim. Hicham, lui, parle de tension pure. «Je suis scotché devant le match. Chaque action compte.» L’univers se réduit alors à la pelouse et aux onze joueurs censés porter son pari.
Mais après, c’est le grand basculement. Si la prédiction se révèle juste, l’euphorie est immense, disproportionnée. «Quand je gagne, je me sens invincible», avoue Nassim. Hicham, plus mesuré, parle de «sentiment de victoire, comme si la stratégie avait payé». Mais lorsque le pari s’écroule, tout s’effondre avec lui. «La plupart du temps, après un pari, je ressens du regret et un abattement total», murmure Youssef. Et chez Hicham, malgré le vernis de contrôle, la frustration s’installe. Le frisson se paie toujours.
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Le bilan est sans appel et chacun le sait, au fond de lui. Nassim estime avoir perdu plus de 10.000 dirhams. «J’ai même emprunté de l’argent à des amis pour continuer», reconnaît-il, honteux. L’anecdote dit tout: quand on commence à s’endetter pour parier, c’est que la frontière entre loisir et dépendance a été franchie.
Youssef, lui, préfère ne plus compter. «Je suis perdant à 100%, c’est sûr», dit-il, fataliste. Ses rares gains, deux tickets à 3.500 et 2.500 dirhams, sont vite partis, avalés par la spirale des mises suivantes. Le joueur a beau gagner parfois, il finit toujours par tout perdre.
Hicham, en revanche, continue d’entretenir l’illusion du contrôle. «J’ai déjà gagné 25.000 dirhams en un seul combiné», dit-il avec fierté. Mais, aussitôt, il concède: «Globalement, je suis légèrement perdant.» Derrière le masque du calculateur, il sait que la balance penche du mauvais côté. Comme tous, il est rattrapé par la règle universelle: à long terme, la maison gagne toujours.
Le parfum de l’addiction
Nul n’aime se dire accro, mais tous racontent une même dérive. Nassim avoue avoir parié sans avoir les moyens, poussé par un besoin irrépressible. Youssef se souvient d’avoir tenté un sevrage. «Je me suis remis au sport. Tant que je courais, je n’y pensais pas. Mais ça revient toujours.» Même après l’effort, la tentation reste tapie, prête à resurgir.
Chez Hicham, l’obsession prend une autre forme: celle de se refaire. «Après une série de pertes, le besoin de récupérer devient obsessionnel. Je sais que je ne pourrais pas arrêter facilement.» Derrière la réussite sociale, le costume et les calculs, se cache une dépendance que même lui reconnaît. C’est peut-être le point commun le plus cruel: chacun sait qu’il perd, chacun sait qu’il s’y enfonce, mais chacun continue, happé par ce mélange toxique d’espoir et de hasard.
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Les souvenirs de victoire sont des lueurs dans la nuit. Nassim évoque encore son ticket multiplié par dix, «un moment d’euphorie incroyable». Youssef garde précieusement en mémoire ses tickets gagnants du Ramadan, qu’il a vus comme un signe, un cadeau inattendu. Hicham, lui, parle avec passion de son gain de 25.000 dirhams, «une soirée inoubliable». Mais derrière ces anecdotes, le constat reste amer.
Car la vérité, tous la connaissent. Nassim a cessé d’emprunter: «J’ai compris que ça ne mène nulle part.» Youssef baisse les yeux: «Que Dieu me pardonne…» Et Hicham conclut avec lucidité: «À long terme, je suis toujours perdant.»
Au fil des récits, une certitude émerge. Derrière leurs écrans, ces trois parieurs incarnent une même vérité: dans ce jeu, l’argent s’évapore plus vite que l’espoir ne renaît. Si chacun garde en mémoire ses instants de gloire, tous savent, au fond, que la promesse de fortune n’est qu’un mirage, et que la maison, invariablement, finit toujours par gagner.
