Mondiaux d’athlétisme: El Bakkali sauve la face, la FRMA perd la sienne

Soufiane El Bakkali et Abdeslam Ahizoune

Soufiane El Bakkali a encore sauvé l’honneur de l’athlétisme marocain en décrochant l’argent aux Mondiaux de Tokyo. Mais derrière son parcours en solitaire, se cache le naufrage d’une discipline jadis glorieuse. Des pistes minées par deux décennies d’échecs sous l’ère Ahizoune.

Le 15/09/2025 à 19h55

Soufiane El Bakkali est encore monté sur un podium mondial. Une fois de plus, il a sauvé l’honneur du sport marocain, ce lundi à Tokyo, en décrochant l’argent du 3.000 m steeple, derrière le surprenant Néo-Zélandais Geordie Beamish. Quelques centièmes ont suffi à priver le double champion olympique et mondial d’un troisième sacre consécutif. Pourtant, derrière cette médaille, symbole de régularité et de talent, se cache une réalité autrement plus douloureuse: l’athlétisme marocain, jadis fierté nationale et discipline phare, traverse la plus sombre période de son histoire.

El Bakkali, solide et courageux, a tout donné. Mais au-delà de son exploit individuel, le constat est alarmant: aucun autre Marocain n’a atteint les finales. Même celle 1.500 m, une distance qui fut jadis le royaume incontesté de nos champions, s’est jouée sans aucun représentant de l’athlétisme vert et rouge. Pas une lueur chez les femmes, pas une révélation dans les épreuves de fond. À Tokyo, le Maroc a participé, mais n’a pas existé. Et sans El Bakkali, l’humiliation aurait été totale.

El Bakkali, un champion qui cache la misère

Depuis qu’Abdeslam Ahizoune a pris les rênes de la Fédération royale marocaine d’athlétisme (FRMA) en décembre 2006, la discipline est entrée dans une spirale descendante. Vingt ans de présidence, cinq mandats successifs, des promesses de réforme répétées… pour un maigre bilan: treize médailles en près de deux décennies, dont trois en or, quatre en argent et cinq en bronze. Sur cinq Jeux olympiques et onze championnats du monde, c’est un résultat famélique, surtout si on le compare à l’âge d’or du demi-fond marocain.

À l’époque, nos couleurs brillaient grâce aux Aouïta, Bidouane, El Guerrouj, El Moutawakel, Benhassi, Skah... L’athlétisme dominait, inspirait, formait. Aujourd’hui, il n’est plus que l’ombre de lui-même. La locomotive du sport marocain est devenue son wagon de queue.

Si le Maroc continue encore d’apparaître sur les podiums mondiaux, c’est uniquement grâce à Soufiane El Bakkali. Le Fassi a porté à lui seul la moitié des médailles glanées sous l’ère Ahizoune. Argent à Londres (2017) et Tokyo (2025), bronze à Doha (2019), or à Eugene (2022) et Budapest (2023), sans oublier ses deux titres olympiques à Tokyo (2020) et Paris (2024). Un palmarès individuel exceptionnel, qui fait de lui l’un des plus grands athlètes marocains de tous les temps.

Mais cette réussite, aussi éclatante soit-elle, est devenue un piège. Car elle permet à la FRMA de se réfugier derrière son champion, de masquer ses échecs, de retarder l’heure des comptes. El Bakkali est devenu un arbre isolé, imposant mais solitaire, qui cache la forêt brûlée de l’athlétisme marocain.

La marginalisation des sportifs

Réélu à l’unanimité en 2023 pour un cinquième mandat, Ahizoune incarne l’échec d’une stratégie hasardeuse: placer à la tête des fédérations des personnalités issues du monde économique ou politique, pensant que leur réussite professionnelle se traduirait par une réussite sportive. La réalité est implacable: absence de vision, manque d’infrastructures adaptées, formation sinistrée, absence de suivi, encadrement déficient.

Résultat: le Maroc se présente aux grands rendez-vous avec des délégations record, gonflées de promesses, mais se fait éliminer dès les séries. Certains athlètes n’ont même pas le niveau requis pour concourir, et pourtant, on les envoie en compétition. L’illusion dure le temps d’une cérémonie d’ouverture.

Un autre mal ronge l’athlétisme marocain: l’exclusion systématique des sportifs des instances de décision. En effet, rares sont les anciens champions à avoir accédé aux responsabilités. On continue de considérer les athlètes comme des mineurs, bons à courir mais inaptes à diriger.

Pendant ce temps, ailleurs, les exemples pullulent: Tony Estanguet, président du comité d’organisation des derniers JO de Paris 2024, Sebastian Coe, président de l’IAAF et du comité d’organisation des JO de Londres 2012, Thomas Bach ex-patron du CIO. Partout, des champions pilotent les grandes institutions sportives. Au Maroc, on continue de confier nos fédérations à des gestionnaires éloignés du terrain, coupés des réalités, obsédés par les rapports financiers plus que par la performance.

Le Maroc avait pourtant un modèle qui fonctionnait. L’Institut national d’athlétisme, créé dans les années 1980, avait produit des générations de champions. C’était une pépinière, un lieu d’excellence. Aujourd’hui, cette dynamique a disparu. Les clubs, appauvris, ne forment plus. Les municipalités ne soutiennent pas. Les talents s’éteignent avant même d’éclore.

Ce qui faisait la force du Maroc, une école, a été remplacé par une gestion à vue, rythmée par les scandales, dont certains sont liés aux affaires de dopage. Le pays est passé du statut de puissance mondiale, à repère de coachs et d’athlètes peu recommandables, puis à celui de figurant.

Jusqu’à quand?

La question est posée: jusqu’à quand cette fédération continuera-t-elle à se réfugier derrière les exploits d’un seul homme? Jusqu’à quand Abdeslam Ahizoune s’accrochera-t-il à son fauteuil, refusant d’assumer ses responsabilités?

L’athlétisme marocain n’a plus le luxe d’attendre. Il ne s’agit pas seulement de réformer, mais de reconstruire. Redonner la parole aux sportifs, miser sur la formation, instaurer un système pérenne. Cesser de croire qu’un président de fédération, parce qu’il «réussit» dans le monde des affaires, saura bâtir une politique sportive.

El Bakkali ne pourra pas indéfiniment sauver les apparences. Le jour où il s’éteindra, que restera-t-il? Rien. Ni relève, ni structure, ni projet. Juste un désert, et une nostalgie des temps glorieux.

La médaille d’argent de Tokyo n’est pas seulement un succès personnel. C’est aussi un signal d’alarme. Elle nous dit que le Maroc a encore des champions capables de briller, mais qu’ils sont isolés, livrés à eux-mêmes. Elle nous rappelle que derrière chaque médaille, il doit y avoir une institution forte.

Aujourd’hui, l’athlétisme marocain est orphelin. Il ne vit que par la grâce d’un seul homme -pas celui assis confortablement sur un fauteuil. Et ce n’est pas suffisant pour une nation qui a écrit quelques-unes des plus belles pages de l’histoire mondiale de la discipline.

El Bakkali restera un héros, quoi qu’il arrive. Mais il ne doit pas être le paravent d’une fédération en faillite. Le Maroc mérite mieux que cette gestion approximative et ce bilan catastrophique. L’athlétisme mérite un vrai projet, une nouvelle génération de dirigeants, et surtout, une prise de conscience nationale.

Par Adil Azeroual
Le 15/09/2025 à 19h55