À l’heure où le Maroc s’apprête à accueillir «sa» CAN 2025, un demi-siècle après le sacre d’Addis-Abeba, il suffit de feuilleter l’histoire pour comprendre l’ampleur de l’attente. La Coupe d’Afrique des Nations est bien plus qu’un tournoi pour le Royaume: c’est un miroir de ses espoirs, de ses blessures, de ses renaissances. Une saga faite de buts mythiques, de poteaux cruels et de générations qui se passent le flambeau sans jamais éteindre la flamme.
Douala, Addis-Abeba: l’enfance et l’âge d’or
Tout commence vraiment en 1972 à Douala. Le Maroc découvre la CAN avec le statut tout neuf de pionnier mondialiste après le Mondial mexicain de 1970. Bamous, Faras, Boujemaa, Filali et les autres arrivent au Cameroun auréolés de leur exploit, mais ils apprennent, à leurs dépens, la dure loi du football africain. Trois matches, trois nuls, trois buts de Faras… et une élimination au tirage au sort, sans représentant marocain dans la salle. La frustration est immense, au point de pousser la FRMF à boycotter l’édition 1974. Mais cette injustice va forger un caractère.
Quatre ans plus tard, en 1976, la même génération revient changée. Entre-temps, il y a eu les qualifications héroïques contre la Gambie, le Sénégal puis le Ghana, la préparation spartiate menée par le colonel Belmejdoub, les nuits d’Addis-Abeba sous couvre-feu. En Éthiopie, les Lions disputent une CAN à la manière d’un commando: solidité, discipline et sacrifice. Hazzaz dans les buts, Faras capitaine, Zahraoui, Guezzar, Baba, Larbi… Une équipe sans concession.
Le second tour finit de sceller la légende: victoire renversante contre l’Égypte, volée d’acier de Guezzar face au Nigeria et frappe de Baba à six minutes de la fin contre la Guinée. Le 14 mars 1976, quand Faras soulève le trophée Abdelaziz Salem, le Maroc entre pour de bon dans le panthéon africain.
Les années 1980: podiums, regrets et naissance d’un mythe
La décennie suivante ressemble à un long bras de fer entre ambition et irrégularité. En 1978, au Ghana, les champions en titre découvrent la difficulté de rester au sommet. Après un départ prometteur, les Lions s’écroulent face à l’Ouganda de Philip Omondi. Les tensions dans le groupe, les incidents à l’hôtel et les sanctions qui suivent rappellent que le talent ne suffit pas.
Lire aussi : CAN 2025: Maroc, Sénégal, Côte d’Ivoire… quelles sont les sélections les mieux valorisées de la compétition?
En 1980, au Nigeria, c’est l’inverse: on n’attend pas grand-chose d’une équipe jeune, reconstruite dans l’urgence après le 1–5 encaissé contre l’Algérie. Et pourtant, Zaki, Bouderbala, Timoumi et autres Labied et arrachent une troisième place inattendue. Une «divine surprise» qui ouvre la voie au Mexique 1986.
La CAN 1986 en Égypte, justement, restera comme le grand rendez-vous manqué d’une génération d’or. Privés de Timoumi blessé, les Lions dominent un groupe de fer (Algérie, Cameroun, Zambie), éliminent les champions sortants camerounais à l’usure mais tombent en demi-finale sur un coup franc irrégulier de Tahar Abouzeid, validé par un arbitrage complaisant. La petite finale, perdue contre la Côte d’Ivoire, compte peu: l’esprit est déjà tourné vers le Mondial mexicain, où cette même ossature fera vibrer le monde.

Deux ans plus tard, la CAN 1988 organisée au Maroc devait être celle du couronnement. Public en fusion, équipe somptueuse, Zaki Ballon d’Or africain, Bouderbala magicien, Timoumi revenu aux commandes. Mais en demi-finale, au Stade Mohammed V, Roger Milla et le Cameroun frappent au cœur. Un match verrouillé, un détail fatal, et tout un pays qui sort du stade avec la sensation d’avoir laissé filer «sa» CAN.
Années 1990: transitions, grains de sable et fins de cycle
Le début des années 1990 porte la marque d’une transition douloureuse. À Dakar en 1992, la CAN ne dure que deux matches, mais elle ferme une ère et en ouvre une autre. Zaki et Bouderbala disputent leurs dernières minutes en sélection. Dans l’ombre, se dessine déjà la génération Naybet. Une élimination précoce comme un passage de relais.
Lire aussi : CAN 2025: un million de billets écoulés avant le coup d’envoi
En 1998 au Burkina Faso, cette génération atteint sa pleine maturité. Hadji, Bassir, Chippo, Tahar, Triki et consorts arrivent à Bobo-Dioulasso avec l’étiquette de favoris. Le premier tour est convaincant, ponctué par un ciseau d’anthologie de Mustapha Hadji contre l’Égypte. Mais en quart de finale, un Maroc dominateur se fait surprendre par l’Afrique du Sud de Benni McCarthy. Un «grain de sable» qui rappelle la cruauté d’une compétition où le moindre relâchement se paye cash.

La CAN 2000 au Nigeria et au Ghana ressemble, elle, à un crépuscule. Sans Naybet suspendu, avec une ossature fatiguée, les Lions sortent dès le premier tour. À Lagos, Henri Michel comprend qu’un cycle vient de s’achever. Deux ans plus tard, au Mali, l’ère Humberto Coelho se fracasse sur les réalités africaines: méconnaissance du terrain, vestiaire fracturé, logistique indigente à Ségou. La CAN 2002 est un naufrage, mais aussi un électrochoc.
2004: l’épopée lumineuse qui ne s’efface pas
Au milieu de ce chaos, la CAN 2004 en Tunisie reste comme une parenthèse enchantée. Personne n’attendait ce Maroc-là. Les Lions débarquent à Monastir avec le costume d’outsider, presque d’invité de dernière minute. Pourtant, match après match, ils posent un football séduisant, agressif, généreux.
Victoire fondatrice contre le Nigeria, large succès sur le Bénin, nul maîtrisé face à l’Afrique du Sud. Puis ce quart de finale irrespirable contre l’Algérie à Sfax, renversé au bout du temps additionnel et d’une prolongation de folie. En demi-finale, le Mali est balayé 4–0. Le rêve semble toucher terre.
Lire aussi : CAN 2025: les 9 stades de la compétition
La finale à Radès bascule sur deux erreurs défensives et un réalisme clinique des Aigles de Carthage. Le Maroc perd la Coupe mais gagne bien plus: un pays, un respect, une émotion rare.
2006–2013: spirales d’échecs et occasions manquées
La suite raconte la lente désagrégation de ce capital. Égypte 2006: zéro but, zéro victoire, un vestiaire fracturé, une logistique bricolée. Ghana 2008: arbitrage hostile, absence de structures, retour brutal à la réalité. En coulisses, les changements de sélectionneurs se multiplient, les projets s’interrompent avant d’exister.
En 2012 au Gabon et en Guinée équatoriale, la génération Benatia–Kharja–Belhanda pensait tenir son tournoi. La campagne qualificative, marquée par le 4–0 infligé à l’Algérie à Marrakech, avait rassemblé tout un pays. Mais la défaite inaugurale contre la Tunisie, puis le renversement cruel face au Gabon, brisent l’élan. Le Maroc tombe de très haut, sans avoir vraiment existé mentalement.
Un an plus tard, en 2013 en Afrique du Sud, Rachid Taoussi présente un groupe en reconstruction, généreux mais maladroit. Trois matches, trois nuls, un dernier rendez-vous cruel contre les Bafana Bafana, où Hafidi croit offrir la qualification avant une égalisation tardive. Encore une CAN des occasions perdues.
2017–2023: la renaissance… puis les cicatrices
Il faudra attendre l’arrivée d’Hervé Renard pour que le Maroc retrouve une identité claire. Au Gabon en 2017, malgré une avalanche de forfaits offensifs, les Lions redeviennent une équipe qui fait peur. Après une entrée ratée contre la RDC, ils renversent le Togo puis font tomber la Côte d’Ivoire championne d’Afrique. Le quart de finale face à l’Égypte se joue à un poteau près, celui de Boussoufa. Le ballon tape le montant, ressort, et Kahraba crucifie le Maroc. Le «poteau maudit» ouvre une nouvelle plaie… tout en posant les bases du renouveau.
En 2019 en Égypte, cette base atteint son apogée. Trois victoires en poules, une solidité impressionnante, une armada menée par Ziyech, Amrabat, Hakimi, Benatia. Et puis ce huitième de finale contre le Bénin, dominé de bout en bout… jusqu’au penalty du temps additionnel. Ziyech trouve le poteau. La séance de tirs au but achève les Lions. Une génération passe à côté d’un titre qui lui tendait les bras.
La CAN 2021 au Cameroun confirme le paradoxe marocain. Jeu séduisant, qualification solide, coup franc mythique de Hakimi contre le Malawi. Mais en quart, l’Égypte de Salah retourne la rencontre, et la tête d’Aguerd s’écrase sur la barre au moment où l’histoire pouvait changer. Encore une fois, le Maroc joue comme rarement… et perd comme trop souvent.
Lire aussi : CAN 2025. Présentation du Maroc (Groupe A): l’heure du sacre a sonné
Enfin, la CAN 2023 en Côte d’Ivoire arrive dans la foulée du Mondial qatari. Demi-finaliste de Coupe du Monde, tombeur du Brésil en amical, le Maroc de Walid Regragui débarque en favori assumé. Début de tournoi rassurant, victoire nette sur la Tanzanie, nul maîtrisé contre la RDC, succès sur la Zambie. Puis, à San Pedro, le naufrage inattendu face à l’Afrique du Sud. Penalty raté de Hakimi, équipe apathique, rêve brisé dès les huitièmes. La plus grande désillusion de l’ère moderne.

2025: le rendez-vous avec soi-même
De Douala 1972 à San Pedro 2023, l’histoire du Maroc en Coupe d’Afrique est une succession de sommets effleurés, de chutes spectaculaires et de renaissances inattendues. Un seul titre, en 1976, mais combien de campagnes qui auraient pu changer le destin? 1986, 1988, 1998, 2004, 2017, 2019, 2021, 2023… Autant d’années où les Lions avaient l’équipe pour aller au bout.
Cette accumulation n’est pas qu’une série de regrets: c’est une mémoire. Elle appartient à Faras et Hazzaz, à Timoumi et Bouderbala, à Zaki et Naybet, à Hadji, Bassir, Chippo, à Ziyech, Hakimi, Saïss, Bounou, En-Nesyri et toute la génération Qatar.
En 2025, sur la terre marocaine, la CAN ne sera pas seulement un objectif sportif. Ce sera un rendez-vous avec toutes ces histoires, toutes ces douleurs, toutes ces promesses inachevées. Un rendez-vous avec ce demi-siècle de «presque», de poteaux rentrants pour les autres et sortants pour nous, de coups francs contraires, de penalties manqués et de trophées qui filent sous la pluie.
Le Maroc n’a jamais cessé de croire à sa Coupe d’Afrique. Il lui reste à l’écrire une deuxième fois. Cette fois chez lui, devant son peuple, en regardant dans les yeux ceux de 1976… et ceux qui, demain, rêvent de leur ressembler.




