Il y a des artistes connus pour une chanson, on les appelle les «one hit wonder». Il y a aussi des footballeurs rentrés dans l’histoire pour un but, une action de jeu. Pour les gardiens, l’arme est à double tranchant. Le dernier rempart peut entrer dans l’histoire par un but évité, cas du Russe Lev Yachine, ou encaissé: cas de Khalil Azmi.
C’est injuste mais c’est comme ça. On ne peut réduire une carrière, c’est-à-dire une vie, à un seul instant. Tous les footballeurs n’ont d’ailleurs pas connu cela. Mais quand l’instant T est magique, ou tragique, rien à faire: il entre dans l’histoire et efface tout le reste.
Le but encaissé par Khalil Azmi, ce 25 juin 1994 dans le Giants Stadium près de New York, a tout de suite pris une dimension tragique. Tous ceux qui ont regardé le match Maroc–Arabie saoudite (1-2), comptant pour la 2ème journée du 1er tour du Mondial 94, s’en rappellent encore. C’est un but sans fin, qui semble durer une éternité…
45ème minute, la mi-temps est toute proche, Marocains et Saoudiens sont à égalité (1-1) dans un match que les deux équipes, qui ont perdu leur premier match, doivent gagner pour garder des chances de franchir le 1er tour. Les Lions de l’Atlas ont globalement la maitrise du ballon, mais ils ronronnent et se reposent sur les efforts individuels d’un Ahmed El Bahja, alors que les Saoudiens sont rapides dans les transitions. Le reste? Perte de balle au milieu de terrain entre Noureddine Naybet et Tahar Lakhlej, le Saoudien Fouad Anwar gratte le ballon et s’avance sans être attaqué par des défenseurs marocains étrangement apathiques.
A un peu plus de 30 mètres, légèrement excentré, Anwar arme le genre de frappe qui finit généralement dans les tribunes, ou alors dans les bras du gardien d’en face. Azmi, le portier marocain, trouve quand même le moyen de se trouer en donnant plus l’impression de fuir le ballon que de chercher à le capter.
On peut encore revoir le but et l’analyser sans compter, rien n’y changera: bourde monumentale du keeper. Le ballon n’aurait jamais dû finir sa course dans les filets. Point à la ligne.
Des buts gags, on en a pourtant vu des dizaines, et dans des matchs à fort enjeu. Rappelez-vous le but encaissé par Lloris en finale du Mondial 2018. Ou la faute de main de Khalid Fouhami, lors de la finale de la CAN 2004.
Et pour revenir à Azmi, ceux qui le connaissent vraiment savent que le gardien était, tout au long de sa carrière, fantasque. Génial mais irrégulier. Il multipliait les parades exceptionnelles malgré sa (relativement) petite taille, mais il lui arrivait de prendre des buts casquettes.
Le jour même de ce maudit Maroc–Arabie saoudite, les rumeurs ont commencé à circuler sans que l’on ne sache comment ni pourquoi. Et si Azmi avait «donné» le match, et donc le but, aux Saoudiens? Depuis 1994, cette rumeur infondée n’a jamais disparu. Pire, le fait même que le concerné ait choisi de quitter le pays pour s’installer aux Etats-Unis (où il continuera à jouer dans un total anonymat), sans jamais s’expliquer, a contribué à ce que le bruit enfle, enfle…
Quel plaisir étrange et complexe de retrouver aujourd’hui Khalil Azmi, de retour au pays et qui prend la peine de s’expliquer, en faisant le tour des plateaux de télévision. Il parle toujours à la 3ème personne et n’admet aucune autocritique. C’est dommage parce qu’il pourrait simplement dire: «Oui, ce ballon, j’aurais dû et pu le capter. Je suis fautif, et alors? Des erreurs, même des gardiens qui ont gagné la Coupe du Monde en font et en feront».
Ça sera non, ce but n’était pas pour lui, la frappe était vicieuse. D’accord…
Et cette satanée rumeur de match vendu, qui ne repose sur aucun fondement? Une histoire de jalousie, selon l’ancien keeper des Lions. Jalousie, vraiment? Mais non, cher Khalil, cette rumeur stupide s’explique par l’incrédulité du public marocain devant ton plongeon littéralement gaguesque pour fuir le ballon, comme si tu avais fait exprès…
Azmi, 31 ans plus tard et malgré des cheveux en moins, ne donne pas l’impression d’avoir beaucoup avancé dans sa réflexion et dans son attitude par rapport à la tragédie qui l’a frappé, ce 25 juin 1994. Pas de recul donc, et pas de lucidité, pas encore. C’est dommage mais c’est comme ça. La blessure restera donc ouverte. Pour lui et pour nous. Mais on lui pardonne, l’erreur est humaine. Et puis, entre nous, ce Maroc 94 ne méritait probablement pas d’aller au-delà du 1er tour.
Tout comme le défunt Abdellah Blinda, alors sélectionneur national, lui aussi victime d’un lynchage public après le Mondial 94, le portier des Lions de l’Atlas n’a été que le bouc émissaire d’une expédition globalement ratée. C’est ce qu’il tente d’expliquer dans ses récentes sorties, et sur ce point il a clairement raison. Dont acte.